Au coin du feu

Discours entendu à la Touche aux ânes, entre Lucienne Boumier et un client de passage

“Faut dire que depuis que'ques années on a pas été gâtés ici à St Léger. J'peux vous dire qu'avec mon mari, qu'a toujours connu qu'ici, on a bien senti que les choses changeaient.

Y avait déjà les impôts qui grandissaient et le Comte qu'on voyait de moins en moins. Comme s'il s'intéressait à nous que pour la taille et les corvées. Il devrait ben se rendre compte que les récoltes n’étaient pas bonnes cet été. Les orages ont tout mouillé les champs et fait pourrir le grain. Mais ça il s'en moque on dirait.

Et puis après ça y a eu l'hiver, qu'était à vous glacer le sang. L’hiver a causé de gros dégâts et les mauvaises récoltes n’ont rien arrangé. On n’a pas vu beaucoup de voyageurs par ici et les gens du village sortaient pas beaucoup de chez eux. Faut dire qu'en plus les loups étaient revenus et qu'ils ont bin fait du mal. C't'année y a le gars Honoré qui s'est fait attaquer et aussi le fils Plantier, qu’en est mort. Mais le plus triste c'est le ptit gamin Mercier qui s'est perdu dans la forêt et qu'a fini dévoré. Les pauvres parents, ça leur a fait bien du malheur.

Mais l'hiver était pas fini que déjà d'autres misères nous sont tombés sur le museau. Y a ce marais qui s'est installé à la place de l'étang et qu'à fait venir les bestioles. Ils sont venus avec les fièvres qui ont touché les anciens et les minots. C't'une belle saloperie qu'cette histoire. On raconte même que la fille du Comte a été touchée et que ses médecins ont bin eu du mal à la sauver. Pour sûr, on est pas tous égaux devant la misère.

Comme si ça suffisait pas, des brigands sont passés par le village. Ils ont attaqué le collecteur de Dîme et j'ai même retrouvé une affiche sur la porte de l'auberge. J'me suis empressée de la jeter pour ne pas avoir de problème avec la milice.

Et pis le pire est arrivé. A croire que même Dieu nous abandonne. V'la t'y pas qu'un soir on a vu l'église brûler et même que le père Dutertre a failli pas en revenir. Heureusement que Dieu l'a à la bonne et qu'il a été sauvé des flammes par nous autres.

Avec tout ça demain y a l'assemblée du village qui va se dérouler dans ma salle. C’est le syndic François Livenais qui l'organise. Notre bon Roi désire que chacun fasse parvenir jusqu’à lui ses vœux et ses réclamations.

J’ai bien peur que de nombreuses doléances restent muettes, enfouies dans les âmes de chacun. Ces derniers temps, chacun s’est fermé sur lui-même et beaucoup de mal a été fait. J’sais point trop si c’est une bonne chose de tous nous réunir….

Ça d'vait être à l'église mais là c'tait point possible avec l’incendie. Alors avec mon mari, on a proposé notre auberge, tout le monde y tiendrait facilement. On sera tranquille même si on est pas à l'abri de voir passer du monde. C'est qu'elle est réputé mon auberge dans la région.

Bon allez je retourne au service, c'est pas que j'm'ennuie de causer avec vous mais j'ai à préparer pour demain.”